Adrénaline
Voilà
deux heures que cette femme brune est ici, immobile, le regard dans
le vague. Et malgré tout le temps qui s'était écoulé elle ne se
doutait pas encore qu'elle était observée. Je ne sais presque rien
d'elle, seulement le nécessaire : son nom, son visage, son
adresse et le fait que la photo que j'ai eu soit le seul indice que
je possède pour l'identifier. Elle ne m'a pas vu, ne peut même pas
songer que je suis en train de la dévisager, de réfléchir à
comment exécuter mes ordres. Je la suis depuis trois jours, toujours
la même rengaine. Elle sort de chez elle à sept heure trente, va
travailler, mange sur place. Ensuite, vers dix sept heure trente,
elle quitte son travail et viens dans ce bar avant de repartir, mais
jamais à la même heure. La seule exception dans sa routine. Hier
j'ai trouvé l'endroit parfait pour accomplir mon but. Ce soir, je
passe enfin à l’acte.
Elle
quitte enfin ce bar, je sors peu après pour ne pas la perdre de vue.
Il me reste vingt minutes pour faire ce qui doit être fait, c'est
plus que suffisant. Je suis un professionnel, formé pour ce genre de
travail. Le boulevard est noir de monde, et bien trop lumineux
également. La faute aux décorations pour les fêtes de fin d'année.
Il me faut être patient et ne pas la perdre de vue durant ma
filature. Elle se retourne brusquement, comme prise d'un
pressentiment. Mon cœur cesse de battre quelques instants.
Heureusement mon visage banal et ma tenue neutre me permettent de me
fondre dans la foule sans risque, elle reprend sa marche d'un pas
tranquille. Plus le temps passe, plus le risque de se faire repérer
augmente, mais l'adrénaline également. Et rien que pour cette
sensation unique je suis prêt à tout.
Le
froid m'engourdit les doigts, j'enfouis mes mains dans les poches de
mon pardessus pour les tenir au chaud, les garder souples pour ce que
je compte faire. Je me rapproche d'elle doucement, le plus
discrètement possible. Maintenant elle devrait bientôt tourner à
gauche. Qu'est ce qu'elle fait ? Elle continue tout droit
finalement ! Frappé de stupeur je m'arrête durant une poignée
de secondes ; mais elle commence à sortir de mon champ de vision.
J'étouffe un juron et je reprends mon talonnement. Ne pas la perdre
surtout, si elle sort de ma vue pendant ne serait-ce quelques temps
et la mission peut lamentablement échouer.
Elle
rentre maintenant dans une boite de nuit, je la suis, payant mon
entrée pour éviter les déboires avec le videur. Je prie pour que
le détecteur de métal ne perçoive pas mon stylet. Heureusement
seule la pointe est en acier, le reste est en plastique afin de
réduire le poids. Mon téléphone vibre dans ma poche selon un
rythme caractéristique, je regarde rapidement, un seul message :
« N'oublies
pas ton but. -CDF- »
Comme
si mes commanditaires songeaient un seul instant que je puisse me
laisser détourner. C'est bien mal me connaître. Je ne recule
jamais, je me l'interdis purement et simplement. Et voilà que ma
cible monte sur la piste et se met à danser. Je me disais bien que
sa tenue était différente de ses habitudes. Je ne peux pas
l'atteindre sans monter sur la piste, et même ainsi il y aurait trop
de témoins pour que je puisse agir en toute impunité. Ma tenue est
trop facilement mémorisable ici, c'est la seule qui n'est pas
adaptée au lieu. Imbécile que je suis, j'aurais pu, ou plutôt
j'aurais du prévoir une telle éventualité. Faites qu'elle descende
rapidement, je préférerais ne pas la tuer chez elle, rien ni
personne ne la retient là-bas certes, mais je trouve ça bien trop
brutal.
Voilà
bien un quart d'heure qu'elle est sur la piste, je commence à perdre
patience, et à prendre peur. Elle risque de plus en plus de me voir.
Je me retire dans les ombres, autant que les spots présents dans ce
lieu me le permettent
afin de me calmer, de reprendre mon souffle et ma respiration.
Là,
enfin ma chance ! Elle descend de la scène, visiblement
fatiguée, et se dirige vers le comptoir du débit de boisson.
« Si
j'arrive à l'aborder je réussis la mission à coup sûr, me dis-je
confiant. »
Alors
que j'avance vers le bar, un autre homme va la voir. J'ai
l'impression que le destin se joue de moi, qu'il fait en sorte que
j'échoue. Dès que je m'approche de l'accomplissement de ma mission,
il se dérobe sous mes yeux. Comme si une puissance invisible
modelait les fils de l'avenir à son bon plaisir, pour s'amuser de
moi qui enrage après chaque échec.
Je
continue ma route vers le comptoir, je dois savoir ce qui s'y dit et
ce qui se passe. Je me pose également une autre question
importante : pourquoi dois-je la tuer ? Que craignent mes
employeurs de cette femme ? Mais qu'importe ces réflexions,
j'entends quelque chose qui me trouble : elle accepte que cet
homme vienne chez elle. Voilà qui va singulièrement me compliquer
la tâche à présent. Je ne dois pas me faire voir. Ce qui ne me
laisse que deux options : l'éliminer ou attendre avant de
commettre mon meurtre. Ne désirant pas tuer inutilement, je
réfléchis rapidement. La meilleure solution me semble être
l'attente. Ils sortent de la boîte de nuit. Tout en les suivants je
réfléchis, pourquoi le commanditaire m'a-t'il dit de ne pas
m'éloigner de mon but ? C'est tout de même étrange. J'hésite
à le contacter pendant un instant puis je me ravise. Ce n'est pas la
bonne solution. La seule que je possède est de réfléchir jusqu'à
ce que je trouve celle qui me convient le mieux.
Alors
qu'ils se dirigent vers l'appartement de la femme, une chose me
frappe. Quand mes employeurs m'ont tendu la photo, ils ont dit qu'il
s'agissait du seul « indice » pour identifier ma cible,
pas qu'il s'agissait de ma cible ! En suivant cette piste je
m'interroge, peut-être s'agit-il de l'homme. Il est vrai que la
jeune femme passait beaucoup de temps à discuter par mail et SMS
mais rien ne me dit qu'il ne s'agissait pas simplement d'amis ou de
la famille. Bien que quelque chose me dise que cette intuition est la
bonne. Je décide de m'y fier, j'ai beau être un assassin je ne suis
pas dénué de sentiments ni d'émotions. Mais ma mission prime sur
le reste. C'est la seule chose qui doit m'importer en cet instant.
Là,
je les vois entrer dans le bâtiment, une simple construction
couverte de crépis beige. Rien qui ne le différencie des autres.
Afin de distinguer ce qui se passera je décide de reprendre le point
d'où j'épiais la femme : un immeuble abandonné, le seul des
environs. Il devait être rasé mais par manque budgétaire ça n'a
pas été fait. Je monte au dernier étage afin d'avoir la meilleure
vue possible, je saisis la paire de jumelle afin d'avoir une
meilleure vue. Il ne se passe rien de particulier, la personne de la
photographie offre un verre à l'autre individu. Mon observation ne
m'apporte rien, seul un regard fuyant attire mon attention. Mais un
autre détail me fait réagir : la vue d'une déformation dans
les vêtements de l'homme. Mon sang ne fait qu'un tour en voyant ça.
Mon immeuble n'est qu'à une dizaine de mètres du leurs, je pourrais
les toucher avec une arme de jet.
Je
ne me détends que lorsqu'un mouvement défait le pli, une illusion
d'optique due aux ombres et à la forme prise par le vêtement à
cause de la position du bras. Je reçois de nouveau un message sur
mon téléphone :
« Protèges-la.
L'heure n'est pas venue de lui accorder le don. -CDF- »
Ils
auraient distingué une menace avant moi, mais dans ce cas : où
peuvent-ils se cacher pour observer plus efficacement que moi ?
Je ne comprends
plus ce qui se passe ici, à quoi je sers ? À tuer ou à
protéger ? À défaut de la peur, le doute s'insinue en moi. Je
préfère ignorer mon ressenti afin de me concentrer sur ma nouvelle
cible. Il est clair que je dois éliminer l'homme mais je ne sais pas
comment m'y prendre. Le moyen le plus efficace serait d'entrer dans
l'appartement et de glisser le stylet sous la gorge avant de le tirer
vivement. Il mourrait sur le coup et ne souffrirait pas. Une mort
simple et sans fioritures. Il semble y avoir une dispute entre les
deux personnes, la femme force l'homme à partir. Au même instant un
nouveau message :
« Maintenant !
-CDF- »
Toujours
cette sempiternelle signature, même dans les cas désespérés !
Je me précipite vers l'escalier et en dévale les marches quatre à
quatre afin d'arriver en bas le plus rapidement possible. Une fois en
bas je ne vois l'homme nulle part. Craignant le pire je rentre dans
le bâtiment en trombe avant d'aller chez la jeune femme. Je sors mon
stylet entre les doigts et je me prépare furtivement en me glissant
dans les ombres. Le métal, noirci à la suie, luit très faiblement.
J'entends des éclats de voix venant de chez la personne devant être
protégée. L'homme y est retourné ! Voyant la porte ouverte je
la pousse brutalement avec l'épaule gauche tout en saisissant le
front de ma cible. Mais il se débat, je trouve ses mouvements si
lents, si saccadés et si prévisibles. Ce sont les mouvements d'un
animal traqué, d'une personne tentant le tout pour le tout afin de
défendre sa vie.
Il
fait presque une tête de plus que moi et la peur semble décupler
ses forces. J'ai peine à le contrôler. Alors qu'il se retourne pour
me faire face je suis projeté au sol. Par réflexe je me réceptionne
en effectuant une roulade, avant de me remettre en direction de ma
proie. Autour de moi l'appartement est saccagé, des chaises et une
table renversées, des cadres photos brisés et jetés au sol couvert
d'éclats de verre. Par réflexe je me positionne les jambes
courbées, prêt à partir d'un côté ou de l'autre lorsqu'il
attaquera. Et il ne me déçoit pas, il se jette sur moi sans
réfléchir, je me jette vers la droite, prenant appui sur le mur
afin de passer derrière lui. Dans le but d'éviter une autre charge
aussi puissante je tranche avec mon stylet au talon d'Achille droit.
Il ne pourra pas attaquer aussi facilement à présent. Mais
maintenant que j'ai sorti mon arme, je dois aller jusqu'au bout.
Un
puissant coup de poing me désarme, une douleur sourde me parcoure le
bras droit. Mais je dois l'ignorer afin de finir ce que j'ai
commencé. Je ramasse un éclat de verre d'une dizaine de centimètres
afin de m'en servir comme d'une arme. Ça devrait suffire pour me
battre avant de récupérer ma pointe métallique. Alors qu'il avance
pesamment vers moi, du sang coulant sur le sol à chaque pas. Je
m'élance sur sa gauche, ma dextre tendue vers sa gorge. Le coup
porte, je tranche la carotide de l'homme en y fichant la pointe
cristalline. Je me stoppe en glissant sur le sol. Une fois arrêté
je me retourne et reprend mon stylet. J'avance d'un pas tranquille
vers l'homme ayant chuté au sol entretemps. Il porte frénétiquement
ses mains à sa gorge, tentant d'enlever l'éclat fiché dedans.
Je
me penche vers lui, mais plutôt que de lui enlever, je pose le
tranchant de mon stylet en dessous et d'un large mouvement je lui
fais une coupure profonde d'un centimètre passant par les artères
carotides et la trachée. J'ai abrégé ses souffrances, la pitié
humaine est forte mais si je n'avais rien fait il serait mort de
lui-même, vidé de son sang. Je commence à fouiller ses poches afin
de l'identifier et de l'ajouter à mon tableau de chasse, mais la
voix de la femme me fait sortir de mes pensées.
« Toutes
mes félicitations Hanzo, fait-elle chaleureusement.
-
Comment connaissez-vous mon nom ? demande-je soudainement
méfiant.
-
C'est moi qui t'ai engagé, réplique-t-elle calmement.
-
Que... Comment ça ? C'est vous "CDF" ? Dis-je
stupéfait.
-
Ce n'est pas vraiment moi, ce sont plutôt mes employeurs,
continue-t-elle d'un ton monocorde. Je voulais savoir si tu avais la
capacité d'entrer dans notre groupe. Et pour ça il me fallait te
tester.
-
Vous voulez dire que... Que j'ai tué un innocent !
M'exclamais-je choqué.
-
N'est-ce pas ce que tu fais d'habitude ? me demanda-t-elle d'un
ton légèrement moqueur. De plus il n'était pas vraiment innocent,
il menaçait de dévoiler notre existence au grand jour. Et ça ;
nous ne pouvions pas l'accepter, continua-t-elle avec un air dur sur
le visage. Mais qu'importe tout cela, tu as deux choix à présent :
nous rejoindre ou mourir car tu connais notre existence. Que
choisis-tu ? »
Cette
déclaration me fit l'effet d'une bombe. Cette organisation semblait
avoir des moyens hors normes, et surtout ne font preuve d'aucune
pitié. On me donnait un choix, mais en avais-je vraiment un ?
Il ne faisait aucun doute qu'elle était plus douée que moi et
pourrait m'éliminer sans le moindre effort. Le choix n'existait pas
ici. L'instinct de survie l'emporta, je devais accepter. Accepter de
m'engager sur le chemin semé d'embûche de cette société. Je pris
donc la parole, d'une voix posée et calme, mais d'une voix
m'engageant de manière définitive.
« J'accepte,
dis-je avec un air grave sur le visage.
-
Alors bienvenue dans Confrérie, tu es comme nous à présent. Un
Funeste, un messager de la mort qui ne recule jamais, fit-elle en me
tendant un pendentif en forme de triskèle. »
Mon
cœur cessa de battre durant une seconde sur cette phrase, une
seconde qui me parut une éternité. Un messager de la mort :
voilà ce que je venais de devenir. Je tendis une main tremblante
vers le bijou avant de m'en saisir avec une fermeté me surprenant
moi-même.
Maintenant,
c'était fait. Ma décision ne pouvait plus être annulée. J'étais
membre de la Confrérie des Funestes, la CDF. Une organisation
tentaculaire de tueurs qui exécutaient les contrats comme les
personnes gênantes.
Une machine sans émotions, aucune. Un véritable outil de mort.
Et
à présent j'étais des leurs. Ma destinée était scellée, un
mince sourire se fit jour sur mon visage en réalisant ce fait. Je
pouvais
vraiment
me considérer comme un tueur à présent.
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